Les livres recommandés par vos bibliothécaires - 5
Soumia partage avec vous sa lecture d'un essai philosophie qui aborde la question de l'individuation. Catherine a aimé deux romans, le premier qui raconte la genèse de Dracula et qui nous fait découvrir son auteur méconnu et le second, qui parle de disparition et se déroule dans une époque indéterminée. Christophe nous partage son avis sur un livre traitant de collapsologie, sujet on ne peut plus actuel. Valeria nous invite à prendre notre sac à dos pour suivre deux amis et Estelle à entrer dans un univers multiple nous entrainant dans différents lieux et époques.
Les irremplaçables / Cynthia Fleury
Par Soumia, bibliothèque Kateb Yacine de Grenoble
Une pensée agissante pour un Etat de droit en bonne santé
Dans cet essai de philosophie politique, Cynthia Fleury traite du concept d’individuation qu’elle lie étroitement au maintien de l’Etat de droit. Ce principe passe par la notion du connais-toi toi-même delphique dont le but est d’accroître la présence à soi et aux autres, et donc de mieux appréhender le réel. De la qualité de ce processus dépend l’implication et l’engagement citoyen.
Plus que jamais, par ces temps de crises et en particulier la crise de la démocratie, développer la connaissance de soi, prendre soin de soi relève du politique. C’est un acte de résistance face aux dérives du capitalisme et à ces mécanismes de chosification de l’homme. La surconsommation, le divertissement abrutissant, la société des loisirs qui captent continuellement l’attention de l’individu, tout cela aliène et réduit la capacité de conscientisation. Toutes les sphères de la société sont dénaturées par l’idéologie néolibérale et son avatar l’évaluation. Le monde du travail est particulièrement perverti par cette tendance qui réduit considérablement le champ des possibles et la créativité. Selon Cynthia Fleury refuser de penser, de se questionner, de se responsabiliser, c’est risquer l’érosion et l’assèchement de soi et se condamner à l’échelle individuelle et collective à la répétition du pire.
Comme elle le dit, c’est en réactivant notre pensée agissante et en élargissant notre espace de réalisation que nous pourrons faire progresser notre processus de subjectivation et par la même notre irremplaçabilité. Et c’est notre singularité toujours en mouvement, additionnée à d’autres singularités qui peut irriguer le politique et veiller à l’Etat de droit. Mais le concept d’irremplaçabilité ne veut pas dire être indispensable. C’est le contraire de l’autosuffisance et de l’égocentrisme, c’est un phénomène induit par une conscience aiguë de la finitude de l’homme et du caractère précieux de l’instant.
Le lieu par excellence de l’irremplaçabilité est la famille et plus largement l’éducation. Les parents ont la responsabilité de favoriser et d’accompagner l’émergence chez leurs enfants d’une personnalité propre, apte à penser et à agir. Plus largement l’institution éducative doit créer les conditions du renforcement de ce processus, il en va de la démocratie !
Cet ouvrage prolonge les réflexions de Cynthia Fleury déjà abordées dans ses précédents livres notamment La fin du courage et Les pathologies de la démocratie.
Un livre réjouissant qui nous invite à l’introspection, au questionnement sur notre devenir commun et à l’impérieuse nécessité de notre implication dans la cité.
Le bal des ombres / Joseph O'connor
Par Catherine, bibliothèque Centre-Ville de Grenoble
Naissance de Dracula
Londres, 1878. Abraham Stoker, critique de théâtre irlandais, écrit des histoires de fantômes pour les magazines, en rêvant d’être publié. En attendant, il administre le Lyceum , un théâtre que vient de racheter Henry Irving, grand acteur de l’époque. Avec Ellen Terry, elle aussi actrice adulée, ils essayent, tant bien que mal, de maintenir le théâtre à flot.
Ils vont devenir inséparables, liés par une relation intense et fusionnelle. Charismatique, Irving est imbu de lui-même, autoritaire et colérique. A l’opposé, Stoker est discret et pragmatique ; l’intendant idéal. Mais sous son apparente raideur, se cachent les affres de la création. C’est dans le grenier du théâtre, que l’on dit hanté, qu’il va passer dix ans à écrire Dracula, en cachette. Le roman ne connaîtra le succès qu’après sa mort, pour devenir le classique que l’on sait. Quant à Ellen, elle apporte de la légèreté au trio. Résistant mieux à la personnalité écrasante d’Irving, elle encourage Stoker dans ses projets alors qu’Irving méprise ses velléités d’écrivain. Le bal des ombres raconte la genèse de Dracula et nous fait découvrir son auteur méconnu. Il nous immerge aussi dans la société londonienne de la fin du XIXe et début XXe : affaire Oscar Wilde, Jack l’éventreur, les suffragettes, les débuts du cinéma. C’est aussi une plongée dans l’univers théâtrale de l’époque.
Le bal de l’ombre est le 17e roman de l’Irlandais Joseph O’Connor. Auteur de nouvelles, de romans noirs et de romans historiques, il évoquait déjà dans Muse, en 2011, les milieux du théâtre en donnant chair à Maire O’Neill, fiancée du dramaturge John Synge. Son précédent roman, Maintenant ou jamais (2016), était une épopée musicale où l’on trouvait déjà des personnalités riches, la camaraderie, la loyauté et la passion pour la création.
Le bal des ombres nous entraîne dans le sillage de ses personnages fantasques, dans un récit historique très romanesque, foisonnant, qui rend hommage à la création et fait revivre l’ambiance de Londres à l’époque victorienne.
Les échappées / Lucie Taïeb
Par Catherine, bibliothèque Centre-Ville de Grenoble
Une voix dans le transistor
Oskar et sa famille habitent une maison isolée près d’une voie de chemin de fer désaffectée. Cet été-là, le jeune garçon s’éprend de Corinne, apparition mystérieuse qui disparaît bientôt, lui laissant un sentiment de vide et d’angoisse. Il est aussi question d’une noyade : accident ou meurtre ? En cette époque indéterminée, la société est soumise à un pouvoir hégémonique qui l’abrutit par le travail et l’annonce d’une menace à venir. Les gens s’évitent, n’échangent plus, ont perdu tout souvenir d’un avant. Seule s’élève la voix de Stern (Etoile), dans de minuscules transistors interdits. Elle porte un message pacifique, appelle à un retour à soi, à retrouver son imagination, ses désirs, la mémoire du passé. Et met le doute dans l’esprit de certains.
Certains pourront être déstabilisés par le récit : les personnages apparaissent et disparaissent, se superposent, se transforment ; l’auteur donne plusieurs versions des faits, manière peut-être d’indiquer la limite floue parfois entre réel et fiction. Mais on est séduit par son univers et la façon poétique dont elle le crée.
Dans ce roman sur la disparition, la fuite comme moyen de se protéger mais aussi de se libérer, les femmes jouent un rôle essentiel ; elles sont du côté de l’avenir et portent l’espoir d’un changement possible.
Lucie Taïeb est écrivaine, traductrice et enseignante-chercheuse. Les échappées, son deuxième roman après Safe, a obtenu le Prix Wepler 2019. Elle a également publié un essai (Freshkills, recycler la terre) et un recueil de poésies (Peuplié).
Ce roman, entre fiction politique et récit intimiste, raconte l’émergence d’une volonté de changer les choses par une parole affirmant qu’une autre vie et d’autres relations sont envisageables.
Générations collapsonautes : naviguer par temps d'effondrements / Yves Citton, Jacopo Rasmi
Par Christophe, bibliothèque de Varces-Allières-et-Risset
« On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste » - L'an 01 / Gébé
Ça chauffe ! Tout porte, non plus à croire, mais à savoir que l’avenir proche ne sera pas forcément aussi rigolo que ce que nous avions pu naïvement l’imaginer. Biodiversité en déclin, dérèglement climatique, pour ne parler que d’environnement, mais socialement, politiquement ou intimement, ce n’est pas non plus très réjouissant : inégalités croissantes, réfugiés, burn-out, batailles identitaires à toutes les échelles. Liste non exhaustive.
La collapsologie est à la mode ! Prise de conscience logique et rassurante ? Nouvelle lubie romantique de citadins en mal d’élevage de chèvres ? A voir.
Grâce à ce livre intelligent, Yves Citton (auteur en 2014 du très intéressant Pour une écologie de l’attention) et Jacopo Rasmi s’attachent à nous faire prendre un peu de recul, faire un petit pas de côté bienvenu. Car entre ces constats indiscutables et cet engouement possiblement suspect (dont l’existence même de cet ouvrage témoigne elle-même), d’autres façons d’envisager le maelstrom semblent possibles.
Aussi, tout en soulignant le caractère très "mâle banc occidental" du collapsologue vertueux, rappelant que pour subir un effondrement encore faut-il avoir quelque-chose à perdre, ce qui n’est manifestement pas le cas d’une partie colossale de la population mondiale, les deux auteurs insistent sur l’importance d’un changement de paradigme à bien des niveaux.
S’appuyant sur une vision réellement post-coloniale et globale de notre monde, ils nous invitent à justement nous inspirer d’autres façons de vivre, d’être au monde (éco-féministes, négritude, paganisme...) que ce soit dans notre rapport à la nature, à l’autre, mais aussi à l’humour (les affiches du Cas échéant, bien connues des Grenoblois), à l’espace (horizontal plus que vertical) et au temps (résurgences multiples, faire et refaire) mais encore aux arts ou à la littérature par cette façon qu’ils ont de nous habituer à ce qui releva un temps de l’imaginaire pour devenir notre réalité (nombreux films, livres ou séries dits d’anticipation, mais pas uniquement – lisez La Peste) ou de nous donner à réfléchir différemment (sans œillères, plus librement).
Ce que ne pouvaient prévoir Yves Citton et Japomo Rasmi, c’est que la période de confinement que nous vivons est à certains égards une très bonne école. Ainsi qu’une loupe intéressante sur ce qui fait sens mais aussi sur nos réflexes égoïstes.
Si j’ai pu avoir quelques réserves sur le recours fréquent à la sémantique ou encore à un certain penchant très tendance pour le chamanisme et autres pratiques crypto-méditatives dont je peux douter (peut-être à tort) qu’elles nous soient d’un quelconque secours, j’ai été convaincu en revanche par l’honnêteté intellectuelle des deux auteurs à tout propos. Face à cet indicible et aux différentes manières de l’envisager, ils nous rappellent notamment que, si l’avenir et les idées qui l’accompagneront existent, ils ne devront être que le reflet de la nuance et d’attitudes "dé-coloniales", "dé-polémiques" et "dé-compétitives".
On n’y est pas, mais quel plaisir de le lire.
21 printemps comme un million d'années / Camille Brissot
Par Valeria, bibliothèque Arlequin de Grenoble
Vis comme si c’était ton dernier jour
Victor et Juliette sont les meilleurs amis du monde depuis toujours. Ils se connaissent par cœur et savent deviner sans difficulté ce que pense l’autre. C’est une amitié belle et forte, rien ne semble pouvoir les séparer malgré la constante impétuosité dont fait preuve Juliette au quotidien. Elle est capable, sur un coup de tête, de partir à l’autre bout de l’Europe, en stop, pour suivre une bande de musiciens en tournée. Elle peut se mettre en danger, marcher en équilibre sur une rambarde ou boire un verre de trop, Victor sera toujours là pour la rattraper ou la ramener. Juliette vit intensément, elle profite de chaque minute et prend des décisions importantes par simple impulsion. On va rapidement comprendre pourquoi elle semble vivre sans se soucier du lendemain.
L’autrice excelle dans l’art de raconter une histoire bouleversante sans nous tirer des larmes, bien au contraire. Ce roman nous donne envie de prendre notre sac à dos et de partir vivre l’aventure. Ne passez pas à côté de cette proposition !
Camille Brissot est une romancière française. Elle publie son premier roman, Les héritiers de Mantefaule, en 2005 aux éditions Rageot, alors qu'elle est encore lycéenne et prépare son bac de français. Deux ans plus tard, elle intègre l'Institut d’Études Politiques de Lyon. Elle suit en parallèle un cursus sur les civilisations asiatiques et part étudier pendant un an à l'Université d’Édimbourg, en Écosse. Plusieurs romans suivent ensuite, dont La maison des reflets aux éditions Syros, qui remporte les prix Imaginales des collégiens 2018 et RTS Ados 2018. Diplômée, elle vit à Paris, où elle travaille dans la communication et continue à écrire.
Le livre de Perle / Timothée de Fombelle
Par Estelle, bibliothèque de Saint-Martin-d'Hères
Voyage dans l'Imaginaire
C'est un roman très particulier, notamment par sa narration qui nous fait voyager entre différentes époques et différents univers. Il est bien mené et la fin est très réussie, une qualité suffisamment rare pour être soulignée. C’est en tout cas un livre qui possède plusieurs facettes, à la fois un conte de fée, une histoire d'amour, et une petite dimension historique puisqu’une partie du roman se déroule durant la Seconde Guerre Mondiale. Un univers à lui tout seul qui possède sa vie propre et qui est toujours en équilibre entre le réel et l’imaginaire.
La plume est l’une des plus grandes qualités du roman. Poétique à souhait, elle reste pourtant fluide et très compréhensible, aérienne.
Timothée de Fombelle rend un bel hommage à l’imagination et à l’écriture et nous offre une histoire d’amour et d’abnégation qui stimule notre capacité à rêver. Pour tous, dès 14/15 ans.