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Les livres recommandés par vos bibliothécaires - 18

Femme tenant dans sa main une liseuse
Visuel : Perfecto_Capucine de Pixabay

Mireille a aimé ce livre poétique qui suit l'histoire de son autrice à travers les rues d'Istambul. Christophe partage 3 avis : le premier au sujet d'un roman qui nous emmène le long de la Seine, de Melun jusqu'en Normandie ; le deuxième à propose du dernier livre d'Emmanuel Carrère, Yoga, sur la solitude et enfin, le troisième, sur un thriller en huis clos qui se déroule sur une seule nuit. Estelle se réjouit de découvrir le préquel de l'univers d'A la croisée des mondes. Soumia s'est passionnée pour l'essai de Barbara Stiegler qui prend pour point de départ l'analyse minutieuse de l'injonction perpétuelle à l'adaptation.

Requiem pour une ville perdue / Aslı Erdoğan

Requiem pour une ville perduePar Mireille, bibliothèque des relais lecture de Grenoble

Livre d'exil

Ce roman en douze chapitres évoque plusieurs périodes de la vie de l'auteure. Douze chapitres qui sonnent comme une nouvelle à chaque fois. L’auteure nous dévoile sa ville et nous fait découvrir les ruelles de Galata, un quartier tant aimé. Sans jamais la nommer, elle s’adresse à la ville comme on s’adresserait à une grande personne. De l’enfance, il lui reste la figure de la mère qui revient sans cesse, l’engagement politique, esthétique et féministe. C’est un labyrinthe qui nous happe à travers la mémoire d’une solitude, celle de l’auteure. Esli Erdogan fait d’Istanbul une existence perdue en écho à la sienne.

Un livre à la force poétique d’un monde intérieur révolté.

 

Le Pont de Bezons / Jean Rolin

Le Pont de BezonsPar Christophe, bibliothèque de Varces-Allières-et-Risset

L'exotisme au pied de chez soi

Après Crac, avec lequel Jean Rolin nous proposait une promenade érudite et malicieuse dans le Proche-Orient des Croisés, il nous revient aujourd’hui avec le guide touristique le plus COVID-friendly qui soit : Le Pont de Bezons, à savoir une balade étonnante le long des quais de Seine de Melun à Mantes, pleins gaz à l’allure d’un escargot malade vers la Normandie toute proche. Rien, en apparence, de moins sexy ni exotique pour l’homo-touristicus confiné en mal de salles d’embarquement, de selfies aux Îles Maldives ultra likés sur son compte insta, ou de kilims en poils de chèvre marchandés au petit vendeur de T-shirts « I Love Istanbul ».

« Le lieu, bien que de prime abord il puisse paraître anodin, se prête d’ailleurs au mystère et à l’intrigue, si l’on y regarde de plus près (…) » Cet extrait piqué page 126 illustre à merveille l’attention que l’auteur porte sur ce tronçon de Seine qui, s’il fut autrefois un lieu d’inspiration bucolique pour nos illustres impressionnistes, est devenu aujourd’hui une destination beaucoup moins fantasmée : des zones d’activités commerciales ; des camps de Roms que l'on n'appelle plus des bidonvilles, bientôt rasés au Caterpillar ; des ponts et encore des ponts (dont celui de Bezons, centre de cette géographie fluviale) que traversent des trams et des RER éternellement pendulaires ; des dépôts d’hydrocarbures, des dépôts d’ordures ; des tags plus ou moins inspirés ; des friches industrielles et j’en passe. Mais aussi, et c’est fondamental de le souligner trois fois au stylo Bic rouge, ce cosmopolitisme dingue : Kurdes, Gitans, Congolais, Maghrébins et Jean Rolin en petit Blanc curieux qui, comme l’entomologiste patient, retourne chaque caillou pour voir si des fois il ne s’y cacherait pas quelque chose d’intéressant. Et ça paye : Le Pont de Bezons devient l’air de rien un vrai carnet d’écrivain voyageur, dans son sens le plus intègre.

On m’a récemment fait remarquer un joli petit texte de Lamartine vantant le voyage dans lequel on peut y lire ceci : « Il n’y a d’homme complet que celui qui a beaucoup voyagé, qui a changé vingt fois la forme de sa pensée et de sa vie. » Le Pont de Bezons fera de ses lecteurs des « hommes complets » (oui, et des femmes aussi, mais vous avez compris l’idée).

A l’instar d’un autre merveilleux petit livre récemment paru (Intervalles de Loire – encore un fleuve, tiens, tiens – de Michel Jullien, aux éditions Verdier), Le Pont de Bezons contribue à rappeler la diversité et la pertinence des géographies intimes et locales mais aussi de ce qui peut et même doit faire sens dans l’échelle de nos curiosités.

Petits confinés, on ne pourra enfin plus dire que c’est anodin ou superflu. A toute chose, malheur est bon.

Yoga / Emmanuel Carrère

Yoga Par Christophe, bibliothèque de Varces-Allières-et-Risset

Fin de cycle ?

A l’origine de Yoga, il y a l’intention de l’auteur d’écrire un petit livre tout ce qu’il y a de plus sympathique sur cette méthode méditative et ascétique qu’il pratique avec bonheur depuis plusieurs années. Emmanuel Carrère heureux, dans l’air du temps et tous chakras grands ouverts, vous voyez le tableau ? Pour qui l’a déjà lu, l’image a de quoi laisser sceptique.

Mais ouf, la vie, cette vicieuse, a décidé de se rappeler à son bon souvenir. Et voici Emmanuel Carrère, au sortir d'un stage intensif et totalement reclus avec ses amis yogi, confronté à la mort de son ami Bernard Maris assassiné dans la tuerie de Charlie Hebdo, puis probablement à une douloureuse séparation sentimentale, le tout assaisonné d’une bonne grosse dépression, d'un internement à Saint-Anne, d'un diagnostic de bipolarité à soixante balais et de quelques séances d’électrochocs. N’en jetez plus.

Le fan de Carrère que je suis se voit rassuré. Comme dirait Winston, il aura sa dose de « sang, de labeur, de larmes et de sueur ».

J’arrête ici mon ironie. Si nous n’avons pas affaire ici au plus grand livre de cet auteur exceptionnel, il n’en demeure pas moins que Yoga prolonge avec une cohérence magistrale la puissance de son œuvre depuis la parution de l’Adversaire en 2000, en passant par Un roman russe, D’autres vies que la mienne, Limonov ainsi que le Royaume (auxquels on pourrait ajouter son essai sur Philip K. Dick Je suis vivant et vous êtes morts, qui participe à mon avis à ce bloc introspectif et analytique « carrérien ».)

Pour qui n’aura pas lu ces titres précédents, dont l’auteur fait ici de nombreuses références, la lecture de Yoga en perdra très certainement une partie de son acuité. Néanmoins, l'écriture et le regard d'Emmanuel Carrère restent à la hauteur de sa légendaire sagacité : précis et limpides. Un régal.

Yoga, Carrère mineur (le temps nous le dira) est au final un très grand livre sur la solitude. La pire : celle qui se construit et se réalise avec effroi depuis l’intérieur de notre crâne, d’où l’orbite de nos yeux se matérialise en une petite lucarne infranchissable vers l’autre. Malgré tout : l’amour, le désir, l’empathie, l’attention. Et le yoga.

Histoires de la nuit /  Laurent Mauvignier

Histoires de la nuitPar Christophe, bibliothèque de Varces-Allières-et-Risset

Thriller du terroir ? 

Quatre personnes nichées aux "Trois filles seules", hameau minuscule et pommé : Patrice, agriculteur maladroit et complexé ; sa compagne Marion, jolie et fuyante ; leur fille Ida, électron libre, observatrice attentive et dans l’idéalisme de son jeune âge ; ainsi que Christine, leur voisine artiste sexagénaire et indépendante, un peu bobo, un peu tatie de substitution.

Tout le monde se prépare pour fêter les quarante ans de Marion. Une chouette occasion de se rapprocher comme la vie en propose avec la régularité d’un métronome, émoussant malgré tout les envies, la joie et la spontanéité.

Du moins, chacun semble vouloir sincèrement faire des efforts. Pour Patrice : oublier qu’il va « voir » les prostituées ; pour Marion, rentrer enfin à l’heure du boulot ; et pour Christine, ne plus penser, au moins durant quelques heures, aux lettres anonymes et alarmantes qu’elle reçoit depuis quelque temps.

La soirée approche. Mais un, puis deux et enfin trois inconnus débarquent aux "Trois filles seules". Si leurs raisons demeurent aussi mystérieuses que menaçantes, les trois hommes n’en retiennent pas moins toute la petite famille et leur voisine en otage. Ce qui n’est pas rien.

Histoires de la nuit est un roman du temps étiré. On connait d’ailleurs son auteur Laurent Mauvignier pour ses longues phrases, toutes en méandres à la fois suggestifs et organiques (lisez les livres puissants que sont Des hommes, Dans la foule ou encore  Ce que j’appelle oubli  composé d’une seule phrase sans début ni fin).

Au cours de ces 600 pages, nous ne passerons qu’une seule et même nuit (et encore, incomplète) avec la petite dizaine de protagonistes. 600 pages durant lesquelles s’ajoutera pour le lecteur, à ce paradoxe du temps qui passe, celui d’un ressenti vagabond au sein de l’espace clos d’une prise d’otage. Mauvignier réussit alors en virtuose du style et en observateur acéré des intimités pesantes un réel tour de force en nous captivant avec cette histoire digne d’un mauvais roman de Franck Bouysse.

Ce n’est pas, malgré ce qu’on peut lire ici ou là, le plus grand roman de Laurent Mauvignier. Mais c’est encore une réussite et un vrai plaisir de lecture.

La trilogie de la Poussière (Tome 1) - La Belle Sauvage / Philip Pullman

La trilogie de lla poussière, tome 1Par Estelle, bibliothèque de Saint-Martin-d'Hères

Chic, un préquel !

Par — 21 septembre 2020 à 16:16

Quel bonheur de retrouver l'univers de A la croisée des mondes, avec ce premier tome qui retrace la toute petite enfance de Lyra au travers de deux adolescents, Malcolm et Alice, qui furent ses premiers protecteurs. Grâce à ce préquel, on comprend mieux l'univers dans lequel a grandi Lyra, marqué par l'emprise grandissante du Magisterium et des diverses organisations religieuses qu'il pilote en sous main.

Les deux personnages, débrouillards et attachants, forment un tandem équilibré. L'écriture est toujours aussi précise et le texte fourmille de détails permettant de donner vie à tout un univers.

Le dernier tiers du roman bascule pour de bon dans l'étrange et l'inexplicable, mais ce premier tome se termine trop vite pour nous apporter les réponses attendues, vivement la suite !

"Il faut s'adapter" : sur un nouvel impératif politique / Barbara Stiegler

Il faut s'adapterPar Soumia, bibliothèque Kateb Yacine de Grenoble

Les origines évolutionnistes du néolibéralisme

Partant du constat que l’expression "il faut s’adapter" a envahit toutes les sphères de la société (l’économie, le social et le politique), Barbara Stiegler, philosophe, a voulu reconstituer la généalogie de cette injonction à l’adaptation perpétuelle. Elle s’est questionnée sur la nature évolutionniste et biologique de cette terminologie que le monde de l’entreprise ne cesse de proclamer. D’où vient cette sommation et pourquoi a-t-elle tant fait florès ? Comment cette survivance à la référence biologique dans le discours politique a-t-elle pu perdurer après les atrocités commises au nom du biologique et de la race durant la deuxième guerre mondiale ?

Ses recherches l’ont conduite à revisiter la pensée et l’œuvre de deux grands théoriciens du libéralisme Walter Lippmann et John Dewey, tous deux américains et contemporains, ayant des conceptions radicalement opposées sur leur vision du libéralisme et de la démocratie, s’étant tous deux fait connaître au début du XXème siècle et surtout pendant l’entre-deux guerres. Comme le découvre Barbara Stiegler, tous deux sont imprégnés par la théorie darwinienne sur l’évolution et cette imprégnation aura un impact constitutif sur leur pensée respective. Pour Lippmann, la révolution industrielle et l’avènement de la grande société mondialisée qui en découle ont profondément ébranlé les facultés d’adaptation de l’espèce humaine. L’accélération des flux générés par l’économie mondialisée provoque un décalage entre l’homme et son environnement, désormais continuellement en retard sur l’évolution de la société. Ce retard structurel de l’espèce humaine crée une dyschronie des rythmes, un désajustement de l’homme avec les réalités mouvantes de la grande société et les exigences concurrentielles de la division du travail. Il faut donc selon Lippmann corriger et réadapter l’homme pour le rendre conforme aux visées du capitalisme et de la mondialisation. Cette adaptation ne peut advenir et se concrétiser que par l’intervention de l’Etat à travers l’artifice du droit et par le biais de politiques ciblées en matière d’éducation, de santé et d’environnement.

Le cheminement de sa pensée vers une implication croissante de l’Etat dans les affaires humaines est dû aux innombrables catastrophes générées par le capitalisme au début du XXème siècle : première guerre mondiale, crise de vingt-neuf, etc. En cela, son point de vue diffère radicalement de la théorie libérale classique du "laisser-faire" et de la libre régulation des marchés. Pour lui, il faut réformer le libéralisme pour en atténuer les dérives dont les effets furent particulièrement funestes en ce début de XXème siècle.

Sa pensée est pour Barbara Stiegler l’une des matrices du néolibéralisme à laquelle les sociétés occidentales sont encore arrimées. Ce néolibéralisme, selon elle, qui s’est imposé après la deuxième guerre mondiale et qui est encore prégnant dans nos sociétés n’est pas à confondre avec l’ultralibéralisme ou le capitalisme de prédation, il a pour ADN l’interventionnisme de l’Etat. Un Etat qui par son action doit coûte que coûte acclimater l’homme pour le rendre malléable à son environnement économique. Et pour ce faire Lippmann plaide pour une démocratie procédurale car pour lui il n’y a pas de peuple, il n’y a que des masses atomisées, amorphes, incapables de prendre part à la gouvernance du pays. Seul le savoir des experts peut donner un cap pour une bonne marche de la société. Le recours aux masses doit être limité aux élections pour assurer un contrôle minimaliste des appareils de gouvernances. Pour obtenir l’adhésion des masses sur des questions qui nécessitent leur approbation, il faut fabriquer leur consentement par le recours à la propagande et aux outils de communication inspirés par la psychologie sociale. La pensée de Lippmann, comme on le voit, est une théorie politique ayant pour fondement une perspective économique indépassable, l’accommodement de l’homme à la grande société mondialisée, ultime sens de la vie et du vivant, une fin de l’histoire.

Si Dewey, est lui aussi, imprégné par la théorie de l’évolution, sa vision de la démocratie est en totale opposition avec celle de Lippmann. Il est tout d’abord en désaccord avec la conception téléologique de Lippmann qui donne une seule direction à la marche du monde et qui en cela contredit Darwin pour qui il n’y a pas de voie unique à l’évolution, celle-ci ayant de multiples ramifications. Dewey défend aussi l’idée selon laquelle l’environnement certes transforme les espèces mais que les espèces ont le pouvoir de modifier leur environnement. L’homme peut donc agir à partir de l’enquête et de l’expérimentation pour tendre vers une société plus juste et plus harmonieuse. Par ailleurs, Dewey n’a pas la même interprétation du supposé désajustement de l’homme avec son environnement, selon lui, la différence de rythme entre flux incessants et besoin de stabilité est une tension naturelle et créatrice, mais il faut œuvrer pour atténuer les excès de dissonance de ces deux temporalités. la démocratie est le lieu par excellence des rythmes désaccordés, des opinions antagonistes dont l’expression et la conciliation doivent être rendues possible grâce à l’action publique et à l’implication du citoyen. Contrairement à Lippmann, Dewey accorde une place centrale aux citoyens dont l’émancipation passe par la mise en place de politiques volontaristes en matière d’éducation, de culture, de prise en compte de la parole. A l’inverse de Lippmann et de sa conception démocratique "des masses assistées par des experts", Dewey lui fonde sa vision sur une démocratie "des publics" nourrie et investie par l’intelligence collective.

La pensée de Dewey est particulièrement intéressante en ces temps de crise de la démocratie. Elle est séduisante et singulière et sa redécouverte pourrait renouveler le débat sur une nécessaire refondation de notre modèle politique. Le contrat social se délite et a besoin d’être revivifié !

Si le livre de Barbara Stiegler a pour grand mérite de revisiter la pensée de deux grands théoriciens du libéralisme et donc de contribuer à faire progresser le savoir sur les origines et les différents courants de cette théorie, il donne un éclairage particulier sur les raisons du succès et de la longévité du néolibéralisme. Selon elle, le néolibéralisme doit sa pérennité à son discours téléologique sur l’inéluctable marche vers l’avènement de la grande société mondialisée.

C’est en quelque sorte un récit sur le sens de l’Histoire et du vivant, qui, selon elle, s’est imposé au moment même où la mort de Dieu était proclamée.