x

Les livres recommandés par vos bibliothécaires - 17

Visuel : Perfecto_Capucine de Pixabay
© Perfecto_Capucine / Pixabay

Céline s'est laissée séduire par l'aventure troublante d'un hérisson accusé du meurtre de son coiffeur. Estelle a été touchée par deux histoires : celle de Lilou dont le père a sur elle, une emprise toxique et celle de ce groupe de lycéens dans l'Angleterre des années 1970. Ester a aimé ce roman qui suit l'histoire d'Afra et de Nuri débutée en Syrie au temps du bonheur jusqu'à l'exode au Royaume-Uni. Clémentine a été happée par l'histoire de la tribu Cheyennes racontée par le prisme de douze personnages. Enfin, Soumia nous partage son avis sur un essai qui aborde un thème peu étudié : l'apport du nazisme au management moderne.

 

Jefferson / Jean-Claude Mourlevat

Jefferson Par Céline, bibliothèque de Saint-Martin-d'Hères

Un troublant polar animalier !

 Jefferson est un jeune hérisson sensible au caractère tranquille. Sa vie bascule lorsqu’un matin il se rend chez son coiffeur et le découvre assassiné. Très vite, il est accusé et décide de s’enfuir pour avoir une chance de prouver son innocence. Enquêtes et aventures commencent…

On suit avec humour une bande d’animaux au pays des humains. Et on se laisse associer aux sentiments des animaux qui découvrent l’élevage industriel et la résistance. Troublant !

Je te plumerai la tête / Claire Mazard

Je te plumerai la tête Par Estelle, bibliothèque de Saint-Martin-d'Hères

Un thriller psychologique

Un roman très prenant, l'un des premiers en littérature jeunesse/jeune adulte à aborder le sujet de la relation toxique entre une adolescente et son père, pervers narcissique. Alors que sa mère est gravement malade, Lilou, 17 ans, n’a d’yeux que pour son "papa Lou" qui fait tout pour les éloigner l’une de l’autre. L'aspect psychologique de cette histoire est bien fouillé, et on sent que l'autrice s'est documentée et a recueilli des témoignages. On voit donc très bien les rouages qui se mettent en place dans l'emprise du père sur sa fille et la détresse de Lilou est touchante. Il y a parfois un peu de longueurs et de redites, mais cela correspond bien au parcours de Lilou, marqué de prises de consciences douloureuses et de rechutes.

Un roman fort et émouvant, à découvrir à partir de 15 ans.

Bienvenue au club / Jonathan Coe

Bienvenue au clubPar Estelle, bibliothèque de Saint-Martin-d'Hères

Une fresque touchante

L'intrigue de Bienvenue au club se déroule dans l'Angleterre des années 1970. L'auteur nous décrit une petite bande de lycéens attachants et leurs familles. Il y a Benjamin, le passionné de musique, son petit frère Paul, un manipulateur né, son meilleur ami Philip, féru des œuvres de Tolkien, la douce Claire et Cicely, la coqueluche du lycée. Ce roman raconte les histoires individuelles de chacun, au lycée et en dehors, tout en dessinant par petites touches le contexte des années 1970, marquée par la puissance des syndicats et les attentats de l'IRA en Grande-Bretagne.

Jonathan Coe réalise une fresque touchante. Les personnages sonnent juste, et leurs parcours illustrent bien le passage des Trente Glorieuses à une époque de crise. Mais ce que l'on en retient, c'est finalement une belle histoire d'amitié et de familles.

L'Apiculteur d'Alep / Christy Lefteri

L'apiculteur d'AlepPar Ester, bibliothèque d'Echirolles

La ruche enflammée

Nuri est apiculteur, avec sa femme Afra artiste peintre et leur fils Sami âgé de 11 ans. Ils vivent paisiblement à Alep. Leur vie est simple et harmonieuse en osmose avec les paysages de Syrie où les senteurs de jasmin embaument les soirées d’été.

Ce quotidien vole en éclat quand survient la guerre civile qui va ravager la Syrie. Au début il y a l’espoir d’une vie encore possible, même sous les bombes, même avec la peur d’être à tout moment dénoncé. Très vite la terreur s'installe, l'insécurité et les exécutions sommaires deviennent le quotidien et lorsque Sami est tué leur monde bascule. Dès lors Nuri sait que leur survie à Alep est impossible, qu'il n'y aura pas de retour et que seul la fuite, coûte que coûte, devient le seul choix pour rester en vie et sauver Afra, qui après le choc de la perte de l’enfant, est devenue aveugle, mutique, désormais enfermée à double tour dans sa douleur de mère.

L' Apiculteur d'Alep est un récit de vie puissant, poignant même à maintes reprises, nous sommes cahotés entre le passé - souvenirs heureux de la vie d’avant, puis l’exode, la peur, la perte de dignité - et le présent où le couple est pris en charge dans un énième hébergement d’urgence au Royaume-Uni. Un roman solaire aussi malgré le sujet, traversé par un style lumineux : couleurs, senteurs, sonorités, prennent vie et consistance et nous décrivent ce que Afra ne peut/veut plus voir… Ce paradis définitivement perdu.

L’écriture de Christy Lefteri épouse le récit, le relie par une mise en page typographique originale qui nous rappelle ces jeux d’association ou ces errances dont est capable parfois la mémoire : les chapitres n’ont pas le dernier mot de la dernière phrase, ils restent en suspens le temps de tourner la page et de commencer le chapitre suivant qui aura comme premier mot le dernier du paragraphe précédent. Ces allers-retours gardent en vie le personnage, ils tissent comme un fil d’Ariane, lui donnent la force d'avancer et croire à un futur, fusse-t-il hypothétique.

L’apiculture d’Alep a été inspiré à Christy Lefteri par son expérience en tant que bénévole dans un camp de migrants à Athènes en 2016 et 2017, un roman à lire absolument, tant pour sa justesse que pour le témoignage qu’il nous apporte. Nous cheminons à coté de Nuri et Afra dès les premières pages, déjà captivés, n’acceptant de les quitter qu’une fois le dernier mot envolé. Christy Lefteri vit à Londres et est d’origine chypriote.

Ici n'est plus ici / Tommy Orange

Ici n'est plusPar Clémentine, bibliothèque Arlequin de Grenoble

Notre terre est partout ou nulle part

Tommy Orange descend de la tribu des Cheyennes, par son père. Il est né en 1982 et a grandi à Oakland, dans la baie de San Francisco, en Californie. Son roman se déroule sur ce même territoire, urbain. Les douze personnages du roman (à ne pas mélanger...) ont tous un lien singulier avec cette ville et ils sont tous Indiens ou métis. Chacun charrie, à sa façon, l’histoire douloureuse faite à leurs ancêtres et chacun d’eux, pour des motifs différents, souhaite se rendre au Grand Pow-Wow d’Oakland, manifestation festive qui est l’occasion pour les Amérindiens de faire vivre leur héritage culturel. L’auteur offre des portraits contemporains de cette population acculturée, précaire, qui reste, encore souvent, représentée dans des versions caricaturales. Chaque chapitre constitue comme une pièce d’un puzzle dont on ignorerait tout du rendu final. Personnellement, j’ai été captivée, tenue, tout au long du livre, par l’espoir d’une issue favorable. Tommy Orange a choisi un sujet âpre mais j'ai lu son livre comme un polar.

Libres d’obéir : le management, du nazisme à aujourd'hui / Johann Chapoutot

Libres d’obéirPar Soumia, bibliothèque Kateb Yacine de Grenoble

Le management à l'heure du nazisme

Dans cet essai d’histoire, l’auteur spécialiste de la 2ème guerre mondiale, aborde et développe un thème peu usité : l’apport du nazisme au management moderne. Comme le démontre Johann Chapoutot, la gestion des hommes et l’organisation du travail ont été des enjeux majeurs pour les nazis. Leur investissement massif dans les industries de l’armement et leur politique raciale, les a conduits à imaginer des méthodes organisationnelles visant l’efficacité et la performance. Cette préoccupation était d’autant plus cruciale que l’exigence d’efficacité s’exprimait dans un cadre contraint où pendant la guerre la main d’œuvre se raréfiait. Il fallait donc se montrer créatif pour faire mieux avec moins et ceci dans un contexte d’expansion territoriale. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle le régime aurait usé d’un pouvoir aveugle pour asservir les masses, en réalité il était plutôt dans la recherche du consentement. Le renforcement de l’idéologie soviétique à l’Est suscitait chez les nazis la peur du soulèvement populaire et de la lutte des classes, il fallait donc s’assurer par des moyens appropriés l’adhésion et l’approbation des travailleurs.

Or, il s’avère que le régime a bénéficié de nombreux théoriciens qui ont participé activement à l’édification et à l’impulsion de méthodes organisationnelles ayant pour objectif le consentement du travailleur par son implication et sa responsabilisation dans la mise en œuvre de la tâche. Son bien être faisait l’objet d’un intérêt tout particulier, il fallait le distraire et le divertir, lui procurer satisfaction et compensation pour son dur labeur et surtout pour le maintenir fidèle aux visées du régime. Plusieurs de ces théoriciens ont reçu une éducation de qualité dispensée par la république de Weimar qui a élevé de manière significative le niveau d’instruction de la population allemande. Ainsi, de nombreux étudiants furent très bien formés dans des disciplines variées entre autre de très bons juristes. Parmi ces universitaires, certains se rallièrent au régime et épousèrent pleinement ses thèses. Ils se montrèrent très actifs dans l’élaboration de principes régissant l’organisation et la rationalisation du travail et usèrent d’une terminologie dont les accents nous rappellent la rhétorique managériale actuelle. Johann Chapoutot nous narre le parcours de l’un d’entre eux, un certain Reinhardt Hôhn, brillant juriste qui fut un haut dignitaire du régime. Il contribua comme d’autres à théoriser la fin de l’Etat et à glorifier par la propagande la liberté par le travail en survalorisant le travail au service de la communauté. La liberté par le travail tel fut le crédo du totalitarisme nazi, savamment orchestré par un endoctrinement sans relâche, amplifié par le cinéma. Le travail et le culte du corps comme voies d’émancipation et d’exaltation pour servir la puissance virile du régime.

Après-guerre beaucoup de ces théoriciens échappèrent aux poursuites, les réseaux nazis encore actifs ayant su les soustraire à la justice. La RFA ayant besoin d’une élite formée pour reconstruire le pays, les a recyclé dans toutes les sphères de la société et pour certains à des niveaux de responsabilité élevée. Ce fut le cas de Reinhardt Hôhn qui ne fut guère inquiété par les tribunaux et qui fut très vite remarqué par le patronat allemand. Il parvint même à créer une école de commerce dans laquelle il élabora et diffusa des conceptions managériales adaptées aux enjeux politiques et économiques de l’époque et qui eurent un retentissement national et international. Beaucoup de cadre du miracle allemand se formèrent dans cette école et s’imprégnèrent des méthodes enseignées dans cet établissement. Hôhn publia d’ailleurs plusieurs livres pour assurer à ses thèses une diffusion la plus large possible. Ce qui était enseigné dans cet institut, c’était une forme de management participatif, il fallait faire du subordonné un collaborateur, lui donner l’illusion de son importance au sein de l’entreprise. On lui octroyait une certaine liberté de moyens, mais la définition des objectifs demeurait le privilège de la hiérarchie. Ces principes et notamment la délégation de responsabilité étaient déjà à l’œuvre sous le 3ème Reich, et On sait combien tout cela a contribué à chosifier les travailleurs. Chosification et aliénation telles furent les conséquences de ces méthodes. Au lieu de la liberté proclamée, c’est la souffrance au travail qui devient le symptôme pour des générations de salariés. Le refus d’impliquer les travailleurs dans la phase d’élaboration des objectifs a démultiplié les risques psychosociaux et a renforcé le sentiment d’instrumentalisation de ces derniers. Si les théories managériales ont évolué et pris d’autres formes depuis les années soixante, la terminologie employée, les méthodes et les pseudos responsabilités accordées aux travailleurs font écho aux réalités du moment et à la sémantique managériale d’aujourd’hui. Ces notions nous sont familières, elles disent combien le management moderne puise ses racines dans une longue histoire qui remonte au darwinisme social, que le nazisme a su pleinement incarné et que les exigences de rentabilité et de performativité font perdurer encore aujourd’hui.

Un livre à lire absolument ! L’étrange contemporanéité des théories managériales nazis et leurs résonances avec les effets délétères des pratiques du management moderne devraient tous nous questionner et faire l’objet d’une étude approfondie dans les instituts de formation de cadres.

 

Visuel : Perfecto_Capucine de Pixabay