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Les livres recommandés par vos bibliothécaires - 11

Visuel : Image par Perfecto_Capucine de Pixabay

Estelle nous invite à découvrir ce roman jeunesse racontant l'histoire croisée de deux lycéennes, l'une blanche et l'autre noire dans l'Amérique ségregationniste de la fin des années 50. Anne s'est laissée emporter par le premier tome d'un roman d'apprentissage fantastique. Justine partage sa lecture d'une autobiographie mêlant histoire personnelle et collective. Chantal a aimé ce recueil de nouvelles qui invente des vies à des inconnus croisés par hasard. Morgane s'est plongée, en anglais, dans une épopée américiane qui couvre plus de trois générations. Soumia nous livre son avis sur un essai qui montre les bouleversement des relations amoureuses et sexuelles.

Sweet sixteen / Annelise Heurtier

Sweet sixteenPar Estelle, bibliothèque de Saint-Martin-d'Hères

Un roman puissant

Dans l'Amérique de la ségrégation, en 1958, neuf jeunes étudiants noirs sont admis pour la première fois dans un lycée public, en Arkansas. Ce roman bien documenté (comme toujours avec Annelise Heurtier), base son histoire sur ce fait réel. Elle nous est contée par deux narratrices, Molly et Grace, toutes deux à l'aube de leurs 16 ans, une étape importante pour les jeunes américaines, nommée "Sweet Sixteen". C'est là leur seul point commun, puisque Grace est blanche et insouciante, tandis que Molly fait partie des élèves noirs intégrant l'établissement. Malgré leurs différences, elles vont entrer en contact et bouleverser leurs deux existences.

Dans un style agréable et fluide, Annelise Heurtier retranscrit la brutalité et l'humiliation dont ces jeunes furent victimes, la haine collective, mais délivre aussi un message d'espoir et de tolérance. A découvrir dès 13 ans.

Chroniques du Monde émergé, tome 1 / Licia Troisi

Chroniques du Monde émergéCombats de chevalier, combat d’adolescente !

Par Anne, bibliothèque municipale d'Echirolles

Avec ses yeux violets, ses cheveux bleus et ses oreilles pointues, élevée au cœur de l’armurerie de l’exceptionnel Livon, Nihal ne rêve que de combats et de dragons. Par son adresse, elle règne sur une bande d’enfants avec son épée en bois. Lorsque les troupes du Tyran envahissent Salazar, c’est au sacrifice de la vie de son père qu’elle réussit à s’échapper. Ivre de vengeance, hantée par la plainte des voix des cauchemars de ses nuits, elle n’a plus qu’un but : devenir chevalier-dragon. L’épée de cristal noir forgée par Livon et l’amitié de Sennar le magicien et Laio son compagnon de formation seront ses seuls soutiens.

Dans ce roman jeunesse, Licia Troisi peint un monde peuplé d’hommes mais aussi de créatures fantastiques extraordinaires. Riche de ses souffrances et de ses différences, le personnage de Nihal est terriblement humain avec sa détermination, sa violence, sa sensibilité à fleur de peau, ses doutes incessants, sa solitude, ses larmes. Devenir la première femme chevalier dans ce milieu d’hommes est une lutte où rien ne lui est épargné, ni l’irascible Ido, le gnome chevalier son maître de formation ni l’hostilité et la violence de Oarf, le dragon. L’un et l’autre la pousseront dans ses derniers retranchements pour affronter avant tout, ses démons intérieurs, se confronter à la vie et même à sa féminité.

Premier tome la série des Mondes Émergés, ce roman d’apprentissage qui fourmille d’action, de combats, de suspense, d’amour et d’émotions n’est pas non plus dénué de réflexion. Il donne juste envie de lire la suite !

Les années / Annie Ernaux

Les annéesPar Justine, bibliothèque municipale de Saint-Martin-d'Hères

"Un roman total" comme l'avait souhaité son autrice

Histoire personnelle et histoire collective marchent main dans la main dans ce roman total. Défilent des modes, des hommes politiques, des mœurs, alors que l’héroïne devient mère, amante, professeure, écrivaine…

Le ton impersonnel révèle une histoire intimiste, celle d’une femme issue d’un milieu populaire et accédant à une éducation et à un statut bourgeois. La grande Histoire se déroule de façon presque anecdotique, avec des dates, des chansons, des notes, des photos, des affiches… et l’autobiographie, sans être autocentrée, s’écrit avec un "on", qui est à la fois le je et le monde. La forme, très travaillée, prend des libertés avec la ponctuation.

Un regard précieux sur plusieurs décennies, de la France d'après-guerre jusqu'aux années 2000… qui se termine avec quelques paragraphes trop didactiques, comme si la prof de français avait rattrapé la grande autrice !

J’entends des regards que vous croyez muets / Arnaud Cathrine

J’entends des regards que vous croyez muets Par Chantal, bibliothèque municipale d'Echirolles

Ces regards qu’il nous dérobe !

A l'affût, tel un chasseur, Arnaud Cathrine guette, traque les héros de ce recueil de nouvelles qu'il aura construit sur un carnet de notes, au hasard de ses voyages en train, ou bien allongé sur le sable chaud d'une plage d'Aquitaine ou assis à la terrasse d'un café, d'un restaurant ou bien encore, dans son immeuble - que connaît-on de ses voisins ? - .

Son regard capte un infime détail, saisit une bribe de conversation, s'attache à une attitude, une posture, une respiration et il s'introduit dans l’existence de sa victime – il se décrit lui-même, comme un voleur ! - . Il invente alors passé ou futur à ce moment volé, jusqu'à nous conduire à la certitude que cette vie sur papier est bien la réalité du jour. Et quand Arnaud Cathrine observe, mêlant à ses propres souvenirs, des impressions et ses fantasmes, nous plongeons avec lui, cœur et corps confondus, dans le regard muet de parfaits inconnus pour d'indiscrètes tranches de vie.

Un recueil de nouvelles actuelles et d'incises dans l'observation du temps qui passe.

The Sport of Kings / C. E. Morgan

The Sport of Kings Par Morgane, bibliothèque municipale internationale de Grenoble

Blood is thicker than water

Kentucky, 1950s. Henry Forge, heir to a family corn plantation in Kentucky is eager to prove himself different. Different from a distant, smothering, racist and violent father, a mute and deaf mother who does not love him enough to support him. Henry has no wish to grow corn. He wants to breed racehorses.

Henry in turns becomes a father and he names his daughter Henrietta, marking her as inextricably his. The girl’s mother divorces her father, leaving Henrietta alone with a racist father she grows to despise and the devastatingly uneasy years of adolescence that she has to navigate on her own.

Allmon Shaughnessy is the son of a poor and naïve black mother and an absent white father. He grows up poor and gets caught up in the violent world of the streets of Cincinnati, Ohio. When he is released from jail, he is hired as a groom by Henrietta, without her father’s assent. The three of them strive to mould Hellsmouth, the carefully crafted racing horse who carries their hope, into a champion.

C.E.Morgan’s writing is at times reminiscent of Faulkner, with the similar overarching story intertwining several generation, the theme of eugenics, the legacy of slavery and the burden of heredity and determinism made all the more preeminent by the horses. There is something devastatingly intimate about the portrayal of the numerous characters that make up this story, with their raw emotions and blazing ambitions.

The novel questions everything from race to social class, from gender to politic, sprawling over the years and interweaving multiple characters and narrators.

La Fin de l'amour : enquête sur un désarroi contemporain / Eva Illouz

La fin de l'amourPar Soumia, bibliothèque Kateb Yacine de Grenoble

Les affres de la révolution sexuelle

Eva Illouz, sociologue des émotions, nous montre dans cet essai, comment les sociétés occidentales sont passées de la cour amoureuse à la relation sexuelle sans lendemain et surtout comment le capitalisme a investi la sexualité et le lien amoureux. Selon elle, nous sommes passés d’une vision transcendantale de l’amour à un élan désormais marchandisé.

Autrefois le mariage était régi par des normes familiales, sociales et religieuses auxquelles devaient impérativement se conformer les prétendants à la vie maritale. Une telle organisation entravait particulièrement la liberté de choix des femmes et mettait leur corps sous contrôle. Grâce aux conquêtes féministes du XXème siècle et à la révolution sexuelle qui en a découlé, les femmes peuvent enfin disposer de leur corps et donner libre cours à leurs désirs. C’est donc tout naturellement qu’elles ont investi la sexualité, y compris la relation sans lendemain, contribuant comme les hommes au renforcement du "casual sex".

Si la sexualité est devenue le lieu de la liberté par excellence, cette liberté, selon Eva Illouz, a des effets pervers. En effet, le recours de plus en plus massif à la relation sexuelle sans lendemain entrave la possibilité même du lien et génère chez les individus une incertitude ontologique. Au nom de l’affirmation de soi (plébiscitée par la thérapie et le marché du développement personnel) et de son droit à la liberté, les relations se font et se défont à un rythme effréné, faisant du lien amoureux un espace de non choix et l’expression d’une liberté négative. La séparation du registre sexuel et du registre émotionnel s’est accompagnée de la difficulté à faire lien, de la difficulté à s’inscrire dans une relation durable. L’impératif de liberté induit, de plus en plus, dans la relation amoureuse un rapport de consommation, le consommateur et le produit étant devenus interchangeables.

Eva Illouz développe aussi la notion de "capitalisme scopique" pour affirmer combien le libéralisme a fait de la sexualité un objet monnayable. Les industries du cinéma, du cosmétique, la publicité, les médias ont réduit le moi et le corps sous forme d’image, attribuant par là-même une valeur à cette image. Cette valeur est définie à travers la diffusion de canons esthétiques formatés et standardisés visant surtout le corps des femmes. Cette tendance est amplifiée par les réseaux sociaux et les sites et applications de rencontres comme Tinder. Ces supermarchés de la rencontre usent de ces standards pour mettre en concurrence des individus surtout évalués à l’aune de leur capital sexuel. Or, ce jeu de l’offre et de la demande génère de l’exclusion car ils sont nombreux les femmes et les hommes qui ne trouvent pas preneurs. A l’hyper sexualisation de certains fait écho l’extrême solitude des autres. Si les exclus souffrent particulièrement, ceux dont la valeur est reconnue ne sont pas épargnés par le malaise et l’insatisfaction. Ils évoluent dans un halo d’incertitude ayant, tel Sisyphe, à entretenir sans fin leur valeur sexuelle. Les femmes, comme le dit Eva Illouz, sont particulièrement victimes de ce nouvel ordre. Leur valeur sous le régime du "capitalisme scopique" s’érode plus vite que celle des hommes. Aux yeux de la société marchande, les femmes par exemple perdraient de leur attrait sexuel en vieillissant, là où les hommes se bonifieraient. Ce déséquilibre et l’injonction faite aux femmes de se montrer toujours désirables prolonge le pouvoir des hommes sur les femmes. Si pour les hommes la relation d’un soir est recherchée et plus facilement assumée, il est plus difficile pour les femmes de se défaire du registre des émotions. Traditionnellement vouées aux activités du soin, elles demeurent encore attachées à la dimension affective de la relation. La liberté sexuelle porte en elle une forme d’ambiguïté car elle reste le lieu de la domination masculine. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que l’équilibre des pouvoirs et l’égalité deviennent une réalité effective.

Un livre éclairant sur un phénomène de société qui produit certes de l’émancipation, mais aussi de la souffrance et qui surtout crée de l’incertitude sur la possibilité même de la relation.

 

Visuel : Image par Perfecto_Capucine de Pixabay