Les livres recommandés par vos bibliothécaires - 1
Les recommandations de vos bibliothécaires habituels vous manquent en cette période de confinement ? La numothèque prend le relais : chaque mardi, retrouvez six avis de lecture écrits par des bibliothécaires des communes de la métropole !
Cette semaine, retrouvez, l'avis enthousiaste de Justine et Pauline sur l'autobiographie d'une anthropologue iséroise. Christophe nous livre sa critique de deux ouvrages, le premier sur la réinvention d'un père absent, bien que présent et le second sur l'expérience de l'autrice dans une maison close. Clémentine nous conseille la lecture du récit de la vie de Viviane Maier, photographe de rue. Estelle nous invite à nous plonger dans l'Angleterre qui a mené au Brexit. Et Axelle a aimé l'entretien de François Sarano, océanographe et plongeur.
Croire aux fauves / Nastassja Martin
Par Justine, bibliothèque de Saint Martin d'Hères
D'une morsure d'ours naît un récit anthropologique aux confins de la magie
Un récit autobiographique percutant, raconté par une anthropologue spécialiste des peuples arctiques, d’origine iséroise.
Dès les premières pages nous plongeons dans la gueule de l’ours avec l’héroïne, au visage défiguré par une morsure, qu’elle appelle aussi "le baiser de l’ours". Le langage est soutenu, le récit poétique et philosophique : l’auteure interroge les liens entre monde animal et monde humain, met en avant la porosité des définitions.
Son expérience sibérienne bouleversante prend des accents chamaniques, et l’on assiste à une forme de re-naissance, tandis que son corps malmené cherche des soins d’un hôpital à l’autre (y compris au C.H.U. de Grenoble...).
Le récit hypnotique d’une sorte de guerrière qui donne du sens à son expérience violente et cherche l’apaisement.
Par Pauline, bibliothèque municipale de Meylan
Un récit intense et sublime
Une histoire qui nous emmène en Sibérie, sur des terres lointaines et hostiles, où la nature, les animaux et les êtres humains vivent en conscience des uns et des autres ; communiquent au travers de rêves. Chacun son territoire, mais, parfois la rencontre improbable est inévitable, pour Nastassja c’est le kairos.
Violente, sublime, intime, l’auteure nous raconte avec finesse et poésie, cette étreinte qui marque un être dans son entièreté. Il y aura un "avant" et un "après".
"Arriver à survivre malgré ce qui a été perdu dans le corps de l’autre ; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé."
Papa / Régis Jauffret
Par Christophe, bibliothèque de Varces-Allières-et-Risset
De père inconnu
Lors de la diffusion à la télévision d’un film documentaire sur la police de Vichy, Régis Jauffret a la surprise d’y découvrir une scène édifiante où apparait Alfred, son père, affolé, embarqué manu militari par deux miliciens enthousiastes. L’auteur ahuri constate d’emblée : "La réalité me nargue". Mais d’où peut bien sortir ce film ? Que fiche son père dans cette situation ?
Et aussitôt les questions de s’embouteiller comme des monospaces sur la route des sports d’hiver : son père a-t-il été résistant ? A-t-il été interrogé ou torturé ? Et si oui : a-t-il dénoncé quelqu’un ou s‘est-il tu ? Sous-entendu classique néanmoins justifié : héros ou salaud ?
Jusque-là, pour son fils, le souvenir d’Alfred Jauffret se limitait à celui d’un ersatz paternel, isolé du reste du monde par une surdité croissante, comme le poisson rouge dont on aurait posé le bocal sur une vieille commode que plus personne ne regarde vraiment.
"Papa" est alors l’occasion inattendue pour l’auteur de réinventer le sien, de papa. Un jeu du chat et de la souris avec la vérité, la fiction et les souvenirs. Ce sont des questions fondamentales dans la littérature contemporaine où, à la croisée de l’autofiction, du récit, du roman ou encore de la "non-fiction novel", beaucoup d’auteurs funambules revisitent l’intime littéraire avec plus ou moins d’équilibre et de réussite (Emma Becker, très récemment, avec "La maison" ; Edouard Louis peut-être un peu hâtif avec son "Histoire de la violence" ; ou encore Grégoire Bouillier avec son "Dossier M." carrément dingue ; sans parler d’écrivains majeurs tels Emmanuel Carrère ou Javier Cercas.) C’est avec étonnement que l’on découvre l’esprit bouillonnant et fécond des "Microfictions" qu’est Régis Jauffret dans ce registre.
Dans "Un roman russe", Emmanuel Carrère, dont on peut raisonnablement admettre qu’il fut aussi très concerné par ce rapport ambigu au père, écrit ceci : "Un petit garçon ou une petite fille qui prononce le mot "papa"devrait être certain que Papa est un héros, un preux, et un père qui n’est pas capable d’apparaître ainsi aux yeux de ses enfants n’est pas digne d’être appelé Papa."
Régis Jauffret ne peut être certain de rien mais se bat page après page, tergiverse, transige un peu beaucoup, pour qu’il puisse enfin se permettre d’écrire : "Je t’aime papa". Que le premier qui rigole passe son tour, il a un morceau de caillou à la place du cœur.
La Maison / Emma Becker
Par Christophe, bibliothèque de Varces-Allières-et-Risset
Ouvrir la maison close
Par choix, Emma Becker a passé deux années dans un bordel de Berlin.
Il faut savoir qu’en Allemagne, les droits et les devoirs d’une professionnelle du sexe sont considérés par les administrations concernées, pourtant pas les premières à rigoler, ni plus ni moins comme ceux d’un expert-comptable ou, mettons, d’un bibliothécaire. Ce qui laisse à penser. On ne peut pourtant pas nier que ce bouquin où, sans aucune forme de chronologie ni même vraisemblablement de logique précise, elle relate en mode gonzo ses souvenirs de putain, tombe un peu comme un clou de girofle dans la crème anglaise à l’heure où les enjeux fondamentaux du féminisme n’invitent guère, à tort ou à raison, ni à l’apaisement ni à la nuance.
Et pourtant ! Qui pourra contester la franchise et l’honnêteté d’Emma Becker dans ce livre qui a l’humilité de soulever les bonnes questions et d’y apporter le plus souvent des réponses multiples, parfois antagonistes. Dans ce qu’ils ont compris comme une apologie de la prostitution, certains (certaines ?) lui ont reproché son manque de considération face à la différence cruciale qui existe entre le vécu d’une prostituée dans une maison close allemande et celui d’une immigrée à qui l’on aura confisqué le passeport, arpentant les boulevards d’une périphérie d’agglomération française. C’est possiblement lui faire un mauvais procès, car, à aucun moment, l’autrice ne revendique l’universalité de son propos, ni même une quelconque légitimité ad hoc.
"La maison" est au contraire un récit pertinent – non sans quelques longueurs – sur la sexualité, le commerce de toute chose, notre époque et les frustrations qu’elle produit (la production des frustrations, voilà une idée cruciale). Un livre qui dit aussi beaucoup sur les hommes (les mecs !) et le couple.
Et pour ne rien gâter : l’écriture d’Emma Becker est précise, imaginative. Très contemporaine tout en se pomponnant çà et là d’expressions un peu surannées, étonnantes et bienvenues. Quand bien même cela l’aurait été, ce n’est donc pas qu’un livre d’intention.
Une femme en contre-jour / Gaëlle Josse
Par Clémentine, bibliothèque Arlequin de Grenoble
Un récit d’ombres et de lumière
Ce roman retrace l’existence de Vivian Maier. Cette photographe de rue a réellement existé. Elle naît à New York, en 1926, d’un père autrichien et d’une mère française. Sa vie d’adulte, elle la passe en grande partie à travailler comme nourrice. Cet emploi lui permet d’exercer la photographie en amateur. Ses clichés sont alors inconnus du public. Son œuvre est révélée après sa mort, en 2009.
L’histoire des manuels scolaires a longtemps était faite de hauts faits politiques, de grandes découvertes scientifiques, de révolutions artistiques. Une histoire de l’élite. S’intéresser au peuple, aux oubliés, à ceux qui n’avaient pas voix au chapitre est une démarche qui gagne du terrain. Elle est, cependant, plus hasardeuse, car l’historien possède moins de matériaux pour son étude. C’est à cela que me fait penser la démarche de Gaëlle Josse dans ce court roman, Une femme à contre-jour. Il demeure des mystères autour de Vivian Maier. Femme secrète, solitaire, atypique. Les déclarations de ceux qu’ils l’ont connue se contredisent parfois. Gaëlle Josse écoute ce que disent les archives, les dates, les témoignages. Elle interroge les motivations, les bonheurs et les souffrances de Vivian. Il reste néanmoins des silences, des ombres et elle se garde de les romancer. Elle suggère tout au plus. Doit-on reconnaitre aussi dans cette démarche, la posture du psychologue ? Bien que le livre soit une fiction, il semble que l’autrice veille à ne pas faire d’interprétations hâtives. Il se dégage une forme d’impartialité. Gaëlle Josse a suivi, entre autre, des études de psychologie clinique. Peut-être est-ce pour cela qu’elle tourne autour des secrets de Vivian Maier avec tant de précaution et que cette histoire captive autant.
Vivian Maier a des racines dans les Hautes Alpes où elle a passé une partie de son enfance. Une part de ses clichés étaient exposés cet hiver, au Musée de l’Evêché, à Grenoble.
Le cœur de l'Angleterre / Jonathan Coe
Par Estelle, bibliothèque de Saint Martin d'Hères
L'Angleterre du Brexit
Surprise ! 15 ans après, Jonathan Coe offre une suite inattendue à son diptyque "Bienvenue au club" et "Le cercle fermé" qui, au travers d'un groupe d'amis, nous faisait prendre le pouls de l'Angleterre.
On retrouve ici la famille Trotter, et quelques proches amis. Néanmoins, il est tout à fait possible de lire cet opus sans avoir lus les précédents. Il s'attaque cette fois aux années 2010 qui ont mené au Brexit et divisé profondément les anglais, jusque dans leurs foyers. Il fait vivre à ses personnages des situations mi-amères, mi-cocasses. Il met en avant les contradictions de ses contemporains, avec l'affection féroce et la tendre lucidité qui le caractérisent, dans un style toujours agréable et incisif.
Une lecture intéressante et édifiante.
Réconcilier les hommes avec la vie sauvage / François Sarano, Coralie Schaub
Par Axelle, bibliothèque de Saint Martin d'Hères
François Sarano est à l'Océan ce que Pierre Rabhi est à la Terre
Au fil de cet entretien, François Sarano développe sa pensée issue de ses expériences, de ses rencontres sous-marines sauvages, de ses échanges avec des hommes d’exception. Il nous les fait entrer intimement en résonance. Pourquoi ? Pour nous réconcilier avec nous-même, avec l’autre, tous les autres, tous nos "coloca-Terre", dans un environnement qu’il nous faut partager.
A l'heure où la planète est en confinement, son discours n'a jamais semblé si actuel, si riche de sens dans un monde rongé par le doute et les désastres écologiques et actuellement sanitaires.
Cet homme là, il faut l'écouter, le lire, le rencontrer.