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Les livres recommandés par vos bibliothécaires - 57

Femme tenant une liseuse
Image par Perfecto_Capucine de Pixabay

Christophe nous recommande plusieurs livres : le passionnant Syndrome de l'Orangerie de Grégoire Bouiller, le bouleversant Une journée dans la vie d'Abed Salama de Nathan Thrall, l'étonnant Cabane d'Abel Quentin, l'enthousiasmant Le parti pris des animaux de Jean-Christophe Bailly, le philosophique Renoncer aux voyages de Juliette Morice et le psychiatrique A la folie de Joy Sorman.

 

Le syndrome de l'Orangerie / Grégoire Bouillier 

Le syndrome de l'OrangeriePar Christophe, bibliothèque de Varces

Le dossier M(onet)
Grégoire Bouillier – alias Bmore depuis son précédent livre Le cœur ne cède pas – ne peut pas faire comme tout le monde. Aussi, quand il visite le musée de l’Orangerie à Paris où sont exposés les grands panneaux des Nymphéas de Claude Monet, plutôt que de s’extasier "oh ! un chef d'œuvre !" avant d’aller engloutir un panini à 15 balles rue de Rivoli, histoire de bien digérer ce morceau de l’art pas cochon, non, lui, le Grégoire, il nous fait une crise d’angoisse. Comme dirait la maman à son fiston qui a renversé son deux-boules vanille-pistache qu’elle vient de lui payer (15 balles rue de Rivoli) : "C’était bien la peine que."

Or, si crise d’angoisse il y a, pour Grégoire Bouillier, c’est qu’il y a un lièvre à lever, de la bernique sous son tas de goémon, une anguille sous un rocher, si vous préférez. Une c. dans le potage, pourrait-on même écrire.

A partir de là, comme il le dit souvent lui-même : c’est la littérature qui cogne à sa fenêtre. Et le voilà parti, non pas pour 1 700 pages (Le dossier M), ni même 900 (Le cœur ne cède pas), mais à peine plus de 400. Autant dire une nouvelle*. Mais c’est à nouveau le démon de savoir, de comprendre, bon sang de bonsoir, pourquoi, mais pourquoi donc, les Nymphéas de Monet l'ont mis dans un état pareil.

Et le long de cette enquête incroyable qui télescope l’histoire de l’art à Auschwitz, en passant par la guerre des tranchées et le professeur Tournesol, Grégoire Bouillier enfile son masque-tuba et plonge dans les profondeurs de la mare aux nénuphars des Jardins de Giverny – plouf – et là, je vous assure : ni anguille, ni bernique, ni lièvre (et encore moins de c.) mais bien un, deux, trois, dix… jusqu’à plusieurs millions de cadavres.

Ah ouais.
D’où le petit vertige au musée de l’Orangerie ?
Oui : d’où le petit vertige.

Pour reprendre une formule de l’auteur : s’il y a des vins qui font aimer le vin, des amours qui font découvrir la tarte dans le pif, j’ai espoir que le Syndrome de l’Orangerie puisse être pour beaucoup le Bouillier qui fasse aimer Bouillier. Ludique et rigoureuse, érudite et pop, drôle et torturée : cette littérature passionnante a tout.

Lecteur, lectrice, toi qui n’as pas encore lu Grégoire Bouillier, sache que tu as bien de la chance.


* Contrairement à ce que je sous-entends ici, Grégoire Bouillier n’a pas écrit que des briques. Ses premiers livres sont même très petits, voire minuscules. Néanmoins excellents : Rapport sur moi, L’invité mystère, Cap Canaveral. Lisez tout Grégoire Bouillier.

Une journée dans la vie d'Abed Salama / Nathan Thrall

Une journée dans la vie d'Abed SalamaPar Christophe, bibliothèque de Varces

Apartheid
16 février 2012, Milad, le fils d’Abed Salama, est ravi, car il a une sortie prévue avec l’école. Quelques instants après leur départ, un semi-remorque percute violemment le bus des enfants. Et si l’on suppose assez vite l’ampleur de la catastrophe (violence du choc, incendie, passagers pris au piège), c’est dans une confusion sidérante qu’à l’instar de nombreuses familles des petits écoliers, Abed Salama part à la recherche de son fils.

Anatomie est un mot à la mode – merci à Justine Triet d’avoir ressuscité Preminger – et le livre de Nathan Thrall, chirurgical dans son approche (regard clinique, écriture blanche), s’il se revendique de celle-ci dans son sous-titre ("anatomie d’une tragédie à Jérusalem") m’apparait plus relever de l’autopsie. A savoir (et merci cette fois au CNRTL) : "l’examen systématique de toutes les parties et de tous les organes d'un cadavre". On ne saurait coller au plus près de ce qu’est ce livre : l’analyse systémique totale de cette tragédie – ce "cadavre" – (la pluie diluvienne, l’irresponsabilité du conducteur du poids lourd, l’état déplorable de la route et du bus scolaire, mais aussi et surtout l’inertie plus ou moins intentionnelle des services de sécurité et de secours israéliens).

Car elle est là, la "tragédie à Jérusalem" évoquée : à savoir une plongée dans l’histoire de l’Etat d’Israël et des Territoires occupés depuis quatre-vingts ans (et notamment des deux Intifada, des accords d’Oslo dont on garde un souvenir extrêmement biaisé…) ; une tragédie illustrée et construite de ces multiples portraits de vies édifiantes qui traversent le livre. Des vies de compromission ou de combat, des vies affligées ou des vies généreuses, des vies israéliennes ou palestiniennes. Et celle d’Abed Salama. Et partant, le titre (Une journée dans la vie d’Abed Salama) apparait ironiquement trompeur.

Vous l’aurez saisi : non, Nathan Thrall ne s’occupe pas d’un fait divers. Ce qui l’intéresse, c’est ce que nous apprend cet accident de la circulation. L’auteur américain démontre combien tout ce qui a conduit à cette tragédie relève des suites logiques et directes d’un système politique raciste et colonial. D’Apartheid, ni plus ni moins.

Quelle tristesse.

Cabane / Abel Quentin

Cabane Par Christophe, bibliothèque de Varces

No future
En 1973 sur le campus de Berkeley, quatre jeunes chercheurs – 2 Américains, le couple Dundee, le Français Paul Quérillot ainsi que l’énigmatique et surdoué mathématicien Norvégien Johannes Gudsonn – énoncent dans le "Rapport 21" une vérité scientifique nouvelle pour l’époque : si la croissance économique globale perdure, la fin du monde sera inévitable au mitan du XXIe siècle.

Si l’annonce ne passe pas inaperçue, elle provoque cependant des avis contrastés (entre la sidération d’une minorité et le sarcasme de beaucoup d’autres peu enclins à l’ascétisme). Dès lors, nos quatre fantastiques ne seront pas épargnés par les dissensions et leurs parcours de vie illustreront fortement leurs choix. Quelque part entre l’orthodoxie militante des Dundee et l’opportunisme médiocre de Quérillot, le cheminement de Johannes Gudsonn apparaît beaucoup plus torturé et énigmatique.

Et c’est à travers la figure du Norvégien qu’Abel Quentin réussit à donner à son roman une complexité bienvenue, loin du manichéisme redouté que ne méritaient pas ces questions aujourd’hui centrales.

La construction de Cabane est assez étonnante (apparition en cours de route de Rudy Merlin, le journaliste qui enquête sur Gudsonn et ses petits copains) et si je reconnais à Abel Quentin de bien choisir ses histoires (lisez le formidable Voyant d’Etampes), j’avoue avoir trouvé le tout un peu plus convenu.

N’en demeure pas moins un roman plutôt ambitieux, intéressant et sérieux et parfois même légèrement acerbe. Que demander de plus ?

Le parti pris des animaux / Jean-Christophe Bailly

Le parti pris des animauxPar Christophe, bibliothèque de Varces

Le cri du papillon
Ce livre est un recueil d’interventions et d’articles que Jean-Christophe Bailly a faites ou écrits ces dernières années sur la question, centrale pour lui, de l’animal. Si par son approche philosophique, la lecture de l’essai n’est parfois pas évidente, l’auteur n’en oublie jamais de nous intéresser à la partie concrète de ce qui nous relie, nous les humains, aux animaux. Et c’est réellement passionnant voire bouleversant.

Comment oublier à quel point leur existence, à nos côtés ou pas (le propre de l’animal est de se cacher, nous rappelle Jean-Christophe Bailly), relève du miracle et de l’inaccessible : et quelle merveille d’enfin se laisser aller à l’inconnu, à cette absence de langage. Arrêtons d’essayer de les ramener à nous, de les mesurer à la toise de notre cerveau et notre façon d’agir. Ainsi nos fameux points communs avec les singes ! L’auteur insiste : soulignons d’abord nos différences.

Le parti pris des animaux construit d’une certaine façon une mystique nouvelle, et bien plus enthousiasmante car fondamentalement matérialiste. Je le répète : l’occasion nous est donnée d’accepter, de laisser venir à nous cet inconnu animal qui nous voisine et nous habite. Et qui nous détermine tellement.

Il n’est pas exagéré d’écrire ici que je ne regarde plus mon chat de la même façon depuis que j’ai lu ce livre de Jean-Christophe Bailly. (Miaou…)

Renoncer aux voyages / Juliette Morice

Renoncer aux voyagesPar Christophe, bibliothèque de Varces

Restez chez vous !
Le titre est frontal (il n’y a d’ailleurs pas de point d’interrogation) et on a comme l’impression de savoir à quoi s’attendre. Oui, aujourd’hui, la question de "renoncer aux voyages" est insistante. Qui d’entre nous n’a pas eu ce petit (?) dilemme moral en bouclant sa Samsonite en juillet avant de partir pour les îles Coufoué ? A l’heure du bilan carbone et des pandémies, comme le rappelait avec humour Cobie (Le Cas Échant) dans les rues de Grenoble, un leitmotiv très contemporain pourrait bien être : "Restez chez vous !"

L’approche de la philosophe Juliette Morice nous remet tout cela en perspective. Sachez tout d’abord que cette question de la fin du voyage (qui flirte souvent avec celle de la "fin du monde") ne date ni d’hier ni d’avant-hier. En effet, dès qu’un mode de transport a supplanté le précédent par sa vitesse et son confort (le vélo plutôt que courir, le canasson plutôt que le vélo, l’auto plutôt que le canasson, et puis le train et maintenant l’avion en attendant qu’Elon Musk nous ponde l’autobus pour Pluton) des grincheux trouvaient à dire qu’il n’y avait plus de saisons et que si on pouvait gagner Paris en moins de 8 heures depuis Montargis, c’est qu’il n’y avait décidément plus de saisons (et je me répète). A cette idée de vitesse, se rivait celle de la fin de la découverte et de l’aventure. Avec l’émergence du tourisme, l’homo sapiens comprend que le voyage et l’exploration, ça fait deux (voire trois ou quatre).

Juliette Morice tourne également plusieurs pages autour de la définition du voyage. Elle n’est pas simple celle-ci, et pour tout dire, chacun voit midi à sa porte (tiens, en passant : "voir midi à sa porte", ne serait-ce pas une intention un peu flemmarde à la Cobie ?) Et oui ! A partir de combien de kilomètres voyage-t-on ? Et combien de nuitées (petit déjeuner compris) ? Et par là : qu’est-ce que l’exotisme ? Posez la question à votre prochaine réunion bistro et je vous garantis une bonne soirée.

Bref. Si l’autrice n’esquive pas nos questionnements contemporains (sérieusement, il va falloir finir par arrêter de prendre le charter pour passer un weekend all-inclusive au Djerba Sun Beach Hôtel – oui ce truc existe), sa réflexion historique nous incite à un peu de modestie. Non, l’être humain de 2024 n’a pas inventé l’eau chaude en envisageant sa vie de façon plus sédentaire.

La seule différence, c’est qu’aujourd’hui ça urge.

A la folie / Joy Sorman

A la folie Par Christophe, bibliothèque de Varces

Aliénations
L’autrice a passé une année dans un hôpital psychiatrique, auprès des patients et de leurs soignants. Et dès cette phrase introductive, il m’est déjà difficile de ne pas glisser vers l’euphémisation. Les "patients" et les "soignants". Autrement dits : les fous et les infirmiers et les psys. Nous pouvons également écrire les internés et leurs gardiens. Qui a dit prisonniers et geôliers ?

Revoici Joy Sorman au centre d’un lieu de domination (souvenons-nous du Témoin sur la Justice). Et quand j’écris "domination", je ne fais qu’évoquer le trouble qu’institue celle-ci chez le lecteur, ses mille ambiguïtés. Car ce rapport dialectique entre le fou et son internement n’est jamais jugé par l’autrice, mais analysé, et donc sans cesse remis en question. Et c’est bien la moindre des choses. L’internement relève quand même d’assez loin de l’évidence, non ? Qui est fou ? Qui le décide ? Que propose-t-on au fou ? Qu’impose-t-on au fou ? Et, surtout, pourquoi ?

Enfin, tout au long de ce livre poignant : les êtres humains. Franck, Maria, Catherine, Youcef, Barnabé ou Robert. Leurs maladies (un schizophrène n’est pas un dépressif et inversement), leurs humeurs, leurs révoltes. Et c’est sans fin. Malgré la chimie et les petits cachets.

Qui lira ce livre sans se sentir, non pas seulement ému ou bouleversé, mais intimement concerné par la folie, est peut-être la personne la plus folle d’entre nous tous.