Les livres recommandés par vos bibliothécaires - 56
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Myriam nous recommande un livre sur le phénomène du gaslighting. Christophe partage son avis sur trois livres : le dernier roman d'Hervé Le Tellier, un autre qui fait prendre le bon air des montagnes et un documentaire à la gloire des dimanches. Aude a aimé une dystopie qui se déroule dans la ville de Rouen et un court roman sur les relations frères-soeurs.
Gaslighting, ou l’art de faire taire les femmes / Hélène Frappat
Par Myriam, bibliothèque de Grenoble
Pschitt , la femme s’évapore
Hélène Frappat s’appuie sur le film de Cukor de 1944. Nul besoin d’avoir vu le film pour comprendre le phénomène de gaslighting. Les scènes clé sont décrites de façon précise et vivante et l’implacable machination est déroulée et analysée. Pour étayer son propos, l’écrivaine et critique, s’appuie sur de nombreuses références allant du cinéma (Hitchcock, Rosselini, Zemeckis, Tourneur), aux contes et figures mythologiques (Barbe bleue, Alice au pays des merveilles, Cassandre…), de la philosophie antique à contemporaine (Aristote, Hannah Arendt). Ces exemples étayent le propos et mettent en avant la similitude des mécanismes : l’isolement, le doute, la falsification des faits, la manipulation du langage, la perte de confiance, la capitulation… jusqu’au dénouement où l’ironie délivre la captive. Loin d’être cantonnées à la relation conjugale ou privée, les formes du gaslighting dans la société et la politique (Poutine et Trump) sont mises en lumière. A l’heure de la désinformation, des post-vérités et autres falsifications de la réalité, cet ouvrage est passionnant, pour porter un autre regard sur la force du langage, dans la sphère privée et publique… et garder son ironie, donc son esprit critique.
Le nom sur le mur / Hervé Le Tellier
Par Christophe, bibliothèque de Varces
Ni la gloire, ni les larmes
André Chaix, c’est le "nom sur le mur" de la maison d’Hervé Le Tellier. Et aussi le nom sur le monument aux morts des maquisards tombés dans la Drôme en 44. Qui est-il ? Que s’est-il passé ?
Deux questions toutes bêtes, mais qui s’ouvrent sur un gouffre : comprendre le quotidien de ces souvent jeunes gens qui luttèrent avec presque rien contre, non pas seulement l’envahisseur, mais surtout le nazisme. Et ce qu’il est (chapitre 4 : "Le nazisme, donc"). Le portrait en creux d’André Chaix que dessine Le Tellier, en essayant de répondre à ces minuscules questions, est d’abord celui d’un garçon de pas encore vingt ans et toujours en vie. Vous entendez ça ? Pas encore vingt ans et toujours en vie. Sa fiancée, ses parents. Les copains. Les pantalons taille faute. Le cinéma. Et ce coin vers Dieulefit, tellement beau.
Puis les chars allemands.
Le nom sur le mur est un petit livre comme un bréviaire qui nous délivre une parole que l’on croyait évidente. Et pourtant non. Et Hervé Le Tellier semble s’y coller. Il saisit l’occasion André Chaix pour retourner à la tâche. Puisqu’il le faut bien. Parce que nous vivons des temps où nous comprenons que c’est sans fin et qu’il faudra se répéter. Encore et encore.
Hervé Le Tellier est redescendu des deux avions de l’Anomalie (Prix Goncourt 2020). Retour sur terre. Voilà une lecture coup-de-poing. Un coup de poing sur la table. A la santé d’André. Avec notre souvenir et nos remerciements. Nous tâcherons d’être à la hauteur, si des fois.
Le banquet des Empouses / Olga Tokarczuk
Par Christophe, bibliothèque de Varces
La Montagne magique, reboot
1912. Comme tous les autres phtisiques, le jeune et souffreteux Wojnicz espère que son séjour à l’air pur des montagnes de Basse-Silésie lui fera le plus grand bien. Il prend ses quartiers à la "pension pour messieurs", où une demi-douzaine de barbus volubiles suivent comme lui les soins du sanatorium.
Entre la cure et les promenades, nos amis discutent et refont le monde. Bien aidés par l’alcool local (la fameuse Schwärmerei), et s’il est un sujet récurent, ce sont bien les femmes.
Si ce petit monde vous rappelle quelque chose, peut-être avez-vous déjà lu La Montagne magique de Thomas Mann. Sauf qu’ici, l’autrice Olga Tokarczuk veille. Tout comme ces Empouses, sortes d’esprits ou démons femelles, qui traversent aussi bien les lames des planchers de la pension que les pages de votre livre.
Alors, quoi ? N’y aurait-il pas que la guerre comme seule menace ? Une justice obscure, revancharde et surtout très féministe, pourrait-elle ourdir contre nos mâles tuberculeux ? A voir !
Et quelle sera la place de Wojnick l’hypersensible ? Et qui est-il vraiment ? Olga Tokarczuk use des codes (et de la parole) d’un monde à la visibilité exclusivement masculine, pour mieux les détourner et les dynamiter. Le banquet est un plat qui se mange froid. A bon entendeur.
Depuis toujours nous aimons les dimanches / Lydie Salvayre
Par Christophe, bibliothèque de Varces
Ne travaillez jamais
Revoici la fameuse antienne de Paul Lafargue, Le droit à la paresse, que Lydie Salvayre reprend joyeusement à son compte pour nous exhorter toutes et tous à cette paresse qui, non, n’est pas la flemme.
Rien à voir.
La paresse est un bras d’honneur à ce monde marchand et productiviste qui rend les vies grises et répétitives. Chose cruciale, elle nous invite à la pensée. Comme Gébé nous le rappelait déjà dans l’An 01 : "on arrête tout, on réfléchit et c'est pas triste".
Livre réjouissant car rigolard, voire potache. Mais "l’amie Salvayre" n’en oublie jamais le sérieux de sa démarche et de ses revendications, car aimer les dimanches, c’est décroissant, c’est réfléchi, c’est érotique et sexy, c’est social, mais sans réseau, bref, aimer les dimanches (attention gros mot, âmes sensibles s’abstenir) c’est anticapitaliste.
En diable !
Histoire de la fille qui ne voulait tuer personne / Jérôme Leroy
Par Aude, bibliothèque de Saint-Egrève
Histoire d'un roman qu'il sera difficile de lâcher
La Nouvelle Fédération Européenne, co-dirigée par sa mère, et qu'Ada Veen vénère, a mis en place un référendum sur le rétablissement de la peine de mort, voté à 80% par la population. Le gouvernement décide que ce seront les citoyens qui se chargeront des exécutions après tirage au sort. Et Ada est désignée pour la prochaine... Elle embarque alors son amoureux, Jason, poète et "zop" (personne contre le gouvernement en place) dans sa fuite.
Dans la veine de Hunger games, Le Labyrinthe, Divergente ou encore Sweet Tooth, une dystopie très réaliste, dans un futur proche, basée sur des faits vécus ces dernières années par la population : réchauffement climatique, dérives politiques, pandémies et guerres... De l'action, de la survie dans la ville de Rouen, des sentiments adolescents et adultes, beaucoup de poésie aussi. Une vraie réussite !
Soeur aînée / Lily-Belle de Chollet
Par Aude, bibliothèque de Saint-Egrève
Fratrie, je te hais... Mais je t'aime... Mais je te hais quand même
Une histoire courte sur les relations entre frères et sœurs. Tous les points de vue y sont évoqués : la place de l'enfant du milieu, les enjeux de la pré-adolescence et de l'adolescence, le rôle du plus petit, le poids parfois porté lourdement par les plus grands.... C'est touchant, efficace, et surtout très drôle : figurez-vous que Tess doit absolument aller à cette fête pour tourner un nouvel épisode de sa web-série dont l'héroïne, Samantha, est une tortue-espionne faite de... pâte à modeler! Je ne m'y attendais pas du tout. Du génie. Très envie que cette web série voie le jour !
En bref, une plume drôle, sensible et sans clichés, c'est tout ce qu'on veut pour la littérature adolescente/young adulte. Lily-Belle de Chollet est la nouvelle autrice à suivre du genre.